mardi 7 avril 2015

Interview d'Elsa Montagnon, qui était Deputy Flight Director du programme Rosetta / Philae et actuel Spacecraft Operations Manager du programme BepiColombo



Elsa Montagnon a été la Deputy Flight Director du programme Rosetta/Philae pour l’Agence Spatiale Européenne (ESA) – elle est actuellement la Spacecraft Operations Manager de la mission BepiColombo.

Entretien réalisé en avril 2015

Quel a été votre parcours scolaire, universitaire, d’ingénieur et pourquoi avoir choisi le domaine du spatial ?
J'ai un parcours classique de ‘'bonne en maths'’ à la française. Lycée section scientifique, classes préparatoires maths sup/maths spe, école d'ingénieur.
C'est en prépa que j'ai vraiment commencé à me poser la question de ce que j'allais faire avec mon futur diplôme. Je me suis posée la question de mon intérêt pour les différentes disciplines, le terme d'ingénieur étant plutôt vague en soi.
Je me suis rendue compte que j'avais une préférence pour le pluridisciplinaire, et que l'un des seuls domaines que je trouvais vraiment intéressant était l`aéronautique / aérospatiale, et la perspective de travailler dans un contexte de collaboration internationale. C'est ce qui à motivé mon choix de l'Ecole Centrale Paris, et ma participation à un programme de double diplôme avec l'université technique de Munich en Allemagne, où j'ai fait ma spécialisation en troisième et quatrième année.

Quel est le rôle d’un Deputy Flight Director ? Pourquoi avoir accepté ce poste et pas un autre ? Qu’est-ce qui vous plaisait dans cette fonction ?
Le Deputy Flight Director est responsable de la conduite des opérations pour son équipe, qui couvre 12 heures par jour en alternance avec l'équipe menée par le Flight Director.
Il s'agit de s'assurer que les opérations se déroulent comme prévu, d'approuver les déviations du plan de vol, et de coordonner le travail de l'équipe en cas d'anomalie.
C'est un rôle opérationnel, et non un poste à temps plein.

J'ai travaillé dans l'équipe de contrôle de vol de Rosetta de 1999 à février 2007, et avais à cette époque une connaissance très approfondie de la mission et du satellite, ainsi qu'un très bon contact avec la communauté scientifique de la mission. J'imagine que c'est la raison pour laquelle le Flight Director m'a proposé d'être son adjointe pour les opérations d'atterrissage de Philae.

C'était une occasion unique de participer opérationnellement à un évènement historique sur une mission à laquelle je reste émotionnellement très attachée. Refuser n'était pas une option.

Comment arrive-t-on à se motiver, à continuer de s’impliquer pour des programmes spatiaux aussi longs ? Certains de vos collègues travaillent sur Rosetta depuis 25 ans ou presque ? Entre le décollage de Rosetta et l’atterrissage de Philae, il vous a fallu attendre 10 ans.
Quand on est jeune, c'est dur d'imaginer de telles durées, mais avec le temps, on réalise à quel point la perception du temps qui passe est subjective.
Pour moi même, j'ai une certaine capacité à me projeter dans l'avenir, à me créer une image mentale de ce qui est prévu, et cela me rend l'évènement futur plus réel.
Après, il faut aussi prendre soin de soi. Ce n'est pas un sprint, c'est un marathon.
Il faut apprendre à ne pas tout traiter sur un mode crise mais à gérer ses énergies.
Dans mon cas, ca veut aussi dire prendre du temps pour ma famille, surtout depuis la naissance de mon premier enfant en 2013.

Quels ont été vos premières pensées, vos premières émotions, à trois moments clés de la mission Rosetta / Philae : le réveil en janvier 2014, la mise en orbite en août et surtout l’atterrissage de Philae. On vous voit scruter anxieusement, avec attention, les écrans de contrôle lors de cet atterrissage, puis exploser de joie …
Pour le réveil en janvier, le signal est arrivé avec 20 minutes de retard, et ces 20 minutes ont été très longues.
En 20 minutes, on a le temps de penser à tout ce qui a pu se passer de travers. Pour un opérateur satellite, surtout sur une mission interplanétaire, ne pas avoir de signal, c'est l'agonie.
Quand le signal est finalement arrivé, c'était une grande joie et un énorme soulagement. Un réveil au sens propre du terme. A partir de là, les choses peuvent vraiment commencer.

Plus que la mise en orbite, ce sont les manœuvres qui l'ont précédées qui ont mis les nerfs à l'épreuve.
Chaque manœuvre réduisait la vitesse de Rosetta par rapport à la comète.
Après chaque manœuvre, la dynamique de vol nous donnait la date du survol de la comète par Rosetta si aucune autre manœuvre n'était faite. Et au début, ce délai était inconfortablement court.
Je n'avais pas vraiment réalisé avant cette phase à quel point cette séquence de manœuvres était critique.
La dernière manœuvre pour l'insertion critique était de vraiment petite magnitude, et donc relativement moins risquée que les précédentes. Une arrivée en douceur donc.
Dans cette période, l'autre moment qui a vraiment surpris, c'est en juillet quand la forme de la comète a commencé à être visible. Personne ne s'attendait à cette forme !

Maintenant l'atterrissage de Philae. Nous savions que c'était très risqué, encore plus depuis les évènements des heures précédant la séparation.
Alors on rationalise. De notre côté, la stratégie de rationalisation, c'était : si on sépare, c'est bien. Si on acquiert le signal de Philae pendant la descente, c'est très bien. Si on touche la comète, c'est très très bien. Si on a encore le signal après avoir touché, c'est le jackpot.
La signature du premier touch-down était très clair dans la télémesure, et quand les données ont continué à arriver après - même instables, c'était l'explosion.
Je n'avais pas osé espérer autant. Encore une fois, pour un opérateur, le signal, c'est la ligne de survie. Avec un signal on peut travailler.
Passé l'euphorie, nous avons vite réalisé qu'un signal instable n'était pas compatible avec Philae immobile sur la surface. Mais ca reste un signal, un outil pour comprendre et si possible agir.
(l'atterrissage de Philae vu depuis la cité des Sciences et de l'Industrie à Paris)


Vous nous avez dit lors de votre présentation, que cela avait été difficile émotionnellement de quitter le programme Rosetta pour devenir Spacecraft Operations Manager de BepiColombo.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rôle et quel(s) défi(s) allez-vous relever ?
J'ai appris mon métier sur Rosetta, mais malgré mon attachement très fort à cette mission, j'avais du mal à m'imaginer ne faire que ca pour au moins 15 ans, sans aucune autre expérience.

Devenir Spacecraft Operations Manager de BepiColombo était une superbe opportunité de continuer à élargir mon expérience en bâtissant sur ce que j'ai appris avec Rosetta.

BepiColombo a des similitudes avec Rosetta - une longue croisière interplanétaire avec de multiples assistances gravitationnelles - mais aussi suffisamment de différences pour un vrai challenge opérationnel à part entière : la propulsion éléctrique, pour la première fois sur une mission se dirigeant vers l'intérieur du système solaire, l'utilisation de la bande de fréquence Ka en parallèle avec la bande X pour la télémétrie, et surtout, la mise en orbite et les opérations de routine autour de Mercure, des aspects qui sont plus proches opérationnellement de Mars Express.
Ce qui ne gâchait rien, le lancement quand j'ai pris de poste, était prévu pour 2013, avant le réveil de Rosetta.

En tant que Spacecraft Operations Manager, j'ai la responsabilité de la préparation des opérations, de la mise en place et du training de l'équipe de contrôle de vol, et après le tir, je conduis toutes les opérations non critiques.
C'est un rôle central, multidisciplinaire, avec de nombreux aspects d'ingénierie système et beaucoup de visibilité après le tir. A mon avis, j'ai un des meilleurs jobs possibles.

Je suppose que vous aimeriez-vous vous aussi aller dans l’espace – pourquoi ? Et vers quelle destination aimeriez-vous vous envoler ?
Cela peut surprendre, mais je n'ai jamais rêver d'aller dans l'espace.
Je suis une fan absolue des missions robotiques, qui me permettent de visiter d'Univers sans quitter notre belle planète, et donc sans trop de contraintes :)
Une des prochaines belles destinations, c'est Jupiter. Et ce serait bien de ramener des échantillons d'une comète un jour.

La place des femmes n’est pas encore assez importante dans le milieu de l’ingénierie spatiale (et dans d’autres domaines aussi). Je sais que vous vous impliquez justement pour ‘’améliorer’’ cela et pousser plus de jeunes étudiantes dans les métiers scientifiques. Qu’est ce qu’il faudrait faire pour vraiment pousser les jeunes vers ses métiers et leur donner envie de faire des études ?
 Je pense que les jeunes ont besoin de modèle, de personnes qui leur montrent ce qui est possible et ce qui reste à faire.
Une mission comme Rosetta fascine, et plante une graine dans l'imagination des jeunes générations comme l'atterrissage des humains sur la lune au siècle dernier, qui a été à l'origine de tant de vocations. La question de la balance entre travail et famille est aussi pour moi une des questions les plus importantes de notre temps, pour les hommes autant que pour les femmes.
(Elsa Montagnon à Paris le 24 mars 2015, lors d'une conférence sur Rosetta / Philae organisée par Women In Aerospace - WIA)
Retrouvez les articles que Space Quotes – Souvenirs d’espace a consacré à la mission Rosetta (cliquez sur les liens en bleu-clair) :
- Réveil et mise en orbite autour de la comète 67P/Churyumov-Garasimenko
- Choix du site d’atterrissage de Philae
- Atterrissage de Philae

Retrouvez les interviews d’Andrea Accomazzo,le Flight Director et de Stephan Ulamec, le Program Manager pour la DLR de la mission Rosetta/Philae.

Crédit : Stéphane Sebile
             Space Quotes - Souvenirs d'espace
             ESA / DLR









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